José Adelino Barceló de Carvalho s’est choisi un nom de combat : Bonga Kuenda, « celui qui se lève et marche ». Et depuis toujours, il court. En Angola, Bonga est une légende que les pouvoirs successifs voudraient faire taire. Avant de chanter l’oppression coloniale, puis l’exil et la mondialisation en plus de 400 chansons et une trentaine d’albums, Bonga était d’abord une légende sportive de l’Angola, un champion du 200 m et 400m. C’est d’ailleurs son talent sur les pistes qui lui a permis de quitter son pays (alors colonisé) pour la métropole coloniale, en 1966. A l’époque, Bonga pulvérise le 400m en 47 secondes sous les couleurs… du Portugal. Et en sous-main, il rejoint la lutte pour la libération de l’Angola en profitant de ses voyages d’athlète pour transmettre des messages. La police politique du dictateur Salazar, la fameuse PIDE, rattrape ses compagnons de lutte, alors Bonga s’exfiltre de justesse en Belgique puis à Rotterdam. C’est là qu’il enregistre son premier album Angola 72 avec des musiciens du Cap-Vert pour le label néérlandais Morabeza (réédité depuis par Lusafrica). Son tube « Mona Ki Ngi Xiça » devient l’hymne des mouvements d’indépendance angolais et l’album est disque d’or. Le champion devient le héraut des luttes africaines. Toujours recherché par la PIDE, Bonga s’installe à Paris, où grâce au regretté journaliste Rémi Kolpa Kopoul (à qui il a dédié une chanson), il rencontre tout un tas d’artistes, dont Bernard Lavilliers. En 1975, à l’indépendance de son pays, impuissant face au déchirement des groupes nationalistes et plus tard à la censure musicale du président José Eduardo Santos, Bonga décide de rester en Europe. De quoi cultiver une certaine « Saudade », qui sera popularisée par Césaria Evora qui reprend, après Bonga, ce morceau et en fait un tube. Depuis plus de 50 ans, Bonga nous fait penser et danser. A l’heure où il publie son nouveau disque, Kintal da Banda, rencontre avec un athlète de la musique.
Ça fait plusieurs années que vous n’aviez pas sorti d’album, qu’est-ce qui vous a motivé à entrer en studio à plus de 80 ans ?
Je suis toujours demandé, même 50 ans après Angola 72, mon premier succès ! Je n’ai pas chômé, mais ce n’est pas tous les jours qu’on a la motivation et l’inspiration de faire un disque, même si la musique est là, présente en moi 24h sur 24.
Je suis un peu écœuré par le virage négatif que le monde est en train de prendre, et pas seulement à cause du Covid. Tant d’autres choses nocives nous abîment, par la lâcheté des dirigeants du monde. Moi je n’ai pas changé, je continue à servir la musique angolaise et à chanter au nom de tous ceux qui subissent les conséquences de structures sociopolitiques défaillantes. J’avais envie de m’adresser à la jeunesse. Je ne veux toujours pas chanter de soukouss, de rap, ni la salsa latina : je reste fidèle à mes racines musicales, et j’en suis fier. Sur ce disque j’ai la chance d’avoir de merveilleux invités dont Camélia Jordana. Le monde de la fraternité, c’est très important aujourd’hui !
Comment avez-vous rencontré Camélia Jordana ?
Sur scène ! Pendant un de mes concerts, elle est venue chanter avec moi Et voilà ! C’était très fort, d’où l’idée de l’inviter sur ce disque, ça m’a permis de mieux la connaître. Camélia Jordana, c’est une femme forte battante, consciente : elle est très fantastique ! En studio, je lui ai dit : vous avez toute liberté pour interpréter le morceau « Kudia Kuetu » à votre façon. Et c’était parfait dès la première prise !
Ce disque est très inspiré par les rythmes traditionnels ?
C’est un disque d’aujourd’hui, baigné dans le traditionnel, et notamment dans les rythmes du carnaval angolais, avec les intonations de voix qu’avaient les vieux. J’ai eu du mal à reproduire ça en studio. Comme au Carnaval en Angola, avec des rythmes dansants et tout en étant très gai, on dit des choses très sérieuses comme critiquer la gestion catastrophique par le pouvoir de nos ressources naturelles (pétrole, uranium, diamants) en Angola.
Dans ce disque vous parlez aussi de souvenirs personnels, notamment ceux de la cour de votre enfance…
Kintal da Banda, le titre de l’album, c’est la cour de la maison, c’est là que j’ai grandi. On n’a jamais habité des buildings. Chez nous, la maison avait toujours une cour. Cette cour m’a marquée à vie ! Au soleil, on y fait presque tout : la bouffe, la musique, partager les traditions, avec les grands-mères, la famille et les amis. Mon père n’était pas musicien professionnel mais il chantait en kimbundu et il jouait de de la concertina, un accordéon, et je l’accompagnais. Notre mère, elle, nous chantait des chansons en lingala et en kabinda, c’était merveilleux ! Dans la cour, les vieux étaient très respectés. Même une personne âgée analphabète avait une envergure philosophique et transmettait quelque chose aux enfants. On s’est rendu compte plus tard de l’importance de la cour. Et aujourd’hui, je veux être comme ces vieux : transmettre une vision du monde et de la tradition. Pour moi, l’éducation se fait en chantant. C’est d’autant plus important pour les enfants qui n’ont pas eu la même vie que nous.
L’autre « cour » qui a fait votre éducation, c’est celle de Paris où vous avez là aussi côtoyé des gens très différents ?
Ah Paris ! J’aime Paris parce que c’est Paris qui m’a ouvert les portes de la musique, comme à Cesaria Evora, Manu Dibango, Salif Keita, Mory Kanté, Baden-Powell, ou Ray Lema. Quand j’ai fui l’Angola, je me suis retrouvé en Hollande, mais c’est à Paris que j’ai connu le plus de musiciens
Vous avez dû fuir votre pays pour des raison politiques, vous ne songez pas à revenir un jour vivre « dans la cour », en Angola ?
C’est compliqué pour moi. Quand je suis en Angola, je suis sur le qui-vive en permanence, je dois me méfier, j’ai des gardes du corps. Avant, c’était pire je revenais juste le temps d’un concert, et je devais même faire très attention. Certaines filles voulaient me faire des bisous dans la bouche, pour y déposer des comprimés de poison Heureusement, on m’avait prévenu ! Depuis l’époque coloniale, j’étais traqué. Ce n’était pas une vie, même aujourd’hui au Portugal où je vis, je me protège encore : je ne reçois pas n’importe qui chez moi, je ne sors pas en boite, je suis toujours accompagné, je contrôle ce que je consomme, etc. Il faut avoir l’esprit fort c’est dur, mais quand je vois le résultat et le bonheur des gens, ça vaut le coup ! Ca me fait bouger, alors pas question de retraite.
Kintal da Banda, Lusafrica.